...Chez mes grands-parents maternels, nous vécûmes une existence paisible sans être monotone.
A aucun moment, nous n'eûmes le sentiment d'être de petits paysans reclus loin de toute civilisation, probablement parce que notre famille avait, avec tous les habitants du village, des contacts ouverts et souvent même très cordiaux.
Je dois dire, pour expliquer cela, que depuis la mobilisation du maire le baron d''H., et de son adjoint, les fonctions de premier magistrat municipal avaient été dévolues à bon papa M.. Il était en effet le conseiller élu avec le plus grand nombre de voix et ses collègues considéraient fort justement qu'en cette époque troublée, il était le plus qualifié pour remplacer le baron.
Comme il n'avait pas reçu d'instruction, il se sentit au début assez mal à l'aise dans l'exercice de ses nouvelles responsabilités. Mais il était actif, avide de savoir: la vie lui avait beaucoup appris.
Ayant vécu en solitaire dans ses vignes, il était habitué à réfléchir plus qu'à parler. Ainsi il émettait souvent une opinion non sans l'avoir préalablement mûrie: connaissant ses lacunes, il y suppléait par un solide bon sens, grâce auquel il eut toujours une grande influence sur ses concitoyens.
Sur le plan professionnel, c'était un homme très averti des problèmes qui préoccupaient à cette époque les vignerons du midi. En 1907, il n'avait pas hésité à prendre la tête de l'importante délégation qui, répondant à l'appel de Marcellin Albert, s'était rendue à Narbonne pour manifester contre la mévente du vin. Il fut ensuite le premier président local de la Confédération Générale des Vignerons.
Dans ses fonctions municipales, il fut à la hauteur de sa tâche et justifia la confiance qui lui était témoignée.
Pour être sincère, je dois ajouter qu'il profita un peu de l'absence du baron pour faire sauter à la dynamite tous les rochers du château qui, devant sa porte, rendaient difficile le passage de sa charrette...
Les gens du village venaient souvent nous rendre visite, surtout en dehors des heures de travail.
Comme la porte donnant sur l'extérieur n'était jamais fermée ils entraient dans la cave en criant:
- Marinou sios aqui ( es-tu là) ?
- Voilà, voilà répondait mon grand-père. Attention à l'escalier!
Lorsqu'il faisait nuit, mimi Marie s'empressait d'allumer la lampe pigeon pour aller dispenser un peu de lumière aux visiteurs, du haut des dernières marches.
La plupart du temps, ces visites tardives avaient pour objet d'apporter un échantillon de vin à faire « peser ».
L'opération avait lieu à la cuisine, sous la grande lampe à pétrole. Bon papa sortait alors ce qu'il appelait le Malligand ( j'appris plus tard qu'il s'agissait d'un ébullioscope dit Malligand, du nom de son inventeur ( la température d’ébullition d'un vin est différente selon sa teneur en alcool ). Il versait quelques centilitres de l'échantillon dans le réservoir de l'appareil, allumait une petite lampe à alcool et la glissait dans son logement. Nous attendions, ma sœur et moi, en regardant le tube horizontal posé contre la réglette graduée en degrés d'alcool. Et le premier qui voyait apparaître le mercure poussait de petits cris de joie.
Pour nous, le Malligrand était une machine diabolique, un jouet merveilleux dont nous avions d'autant plus envie qu'il nous était formellement interdit d'y toucher...
( extrait des Cahiers de souvenirs d'enfance de mon père -1976)
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